Conférence : La justice en France, le juge cet inconnu (23 mai 2019)


Les conférences de garnison sont organisées depuis 2012 à l’initiative de 3 associations, l’AA-IHEDN-LR, l’ASAF 34 et l’ANOCR 34-12-48. Elles ont lieu tous les 3es jeudis des mois impairs (sauf juillet) dans l’amphithéâtre Arnaud Beltrame grâce à la bienveillance du commandement de la gendarmerie qui nous accueille dans ses locaux.

Nous avions invité Alain MOMBEL, conseiller honoraire à la Cour de cassation, à nous donner une conférence

sur la justice : "La justice en France, le juge cet inconnu".

Nul mieux qu’Alain MOMBEL ne pouvait s’exprimer sur le sujet de par les plus hautes fonctions exercées dans sa carrière de magistrat. Avant de terminer comme Premier président de la Cour d’appel de Limoges, il avait été président de chambre de la Cour d’appel de Montpellier et président du Tribunal de grande instance de Perpignan puis de Montpellier. Il a été membre du Conseil supérieur de la magistrature et aujourd’hui il est membre de l’Assemblée nationale des magistrats honoraires.

C’est un homme de conviction qui s’est exprimé pendant plus d’une heure sans langue de bois. Il a tenu parole en se gardant des polémiques car l’information doit être sérieuse.

Le grand reporter habituel de ces soirées "conférences", madame Fabienne Sala, étant absente, il n’y a pas de photo sauf une de mauvaise qualité.

Voici un résumé de son intervention avec le plan suivant :

- Quelle est la place de la justice dans les institutions de l’État ?

- Quel est le statut des juges en France ? Leur recrutement et leur responsabilité ?

- Qui sont sociologiquement nos juges ?

- Quel est le rôle des juges dans la société ? Quelles sont leurs attributions et quels sont les principes qui gouvernent le procès ?

- Quels moyens l’État donne à la justice pour son exercice ?

 

I - LA PLACE DE LA JUSTICE DANS LES INSTITUTIONS

Elle a été particulièrement élaborée en France par un magistrat de l’ancien régime, MONTESQUIEU (1689-1755), conseiller puis président au Parlement de Bordeaux qui s’est très largement inspiré du philosophe anglais John LOCKE (1632-1704) et des constats effectués lors de sa tournée en Europe et plus particulièrement de son séjour en Angleterre où il a découvert la monarchie parlementaire.

John LOCKE  écrivait : « Il n’y a pas  de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée des pouvoirs législatif et exécutif ».

Dès lors Montesquieu a développé dans son ouvrage « L’esprit des lois » sa théorie des « TRIAS POLITICA » : pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire, qui ne sera mise en œuvre qu’au début de la Révolution avec la Constitution de 1791, 36 ans après sa mort.

Malheureusement l’existence constitutionnelle d’un pouvoir judiciaire ne subsistera en France que jusqu’à la Constitution de 1848 puis disparaîtra avec le Second Empire jusqu’à aujourd’hui. En effet, la Constitution actuelle de 1958 ne reconnait qu’une « autorité judiciaire ».

Cette dépendance du pouvoir judiciaire  à l’exécutif est aussi aggravée par l’appartenance des magistrats du parquet (procureurs généraux, procureur de la République et leurs substituts) au corps judiciaire alors qu’ils dépendent encore largement du pouvoir exécutif pour leur nomination et leur discipline, ce qui crée une véritable confusion dans l’esprit de nos concitoyens.

 

II - LE STATUT DES JUGES

Le pire des systèmes de recrutement fut certainement celui de l’Ancien régime ou l’on achetait le droit de juger : système de la vénalité des charges et où le juge se faisait payer par le justiciable.

De nos jours, il y a dans notre pays une très grande variété de juges que l’on peut différencier par leur mode de désignation qui est aussi la source de leur légitimité à juger.

- Le tirage au sort des juges, hérité des Grecs, subsiste en France comme dans de nombreux pays pour le choix des jurés de cour d’assises qui statuent dans les affaires pénales les plus graves, les procès criminels.

Vous avez donc tous vocation à être un jour des juges.

-  L’élection : beaucoup l’ignorent mais il y a en France de nombreux juges élus.

C’est le cas des juges des tribunaux de commerce chargés de juger les conflits entre commerçants et de statuer sur la continuation de l’activité des commerces en cessation de paiement ou leur liquidation.

J’ai continué jusqu’en janvier 2016 à suivre les tribunaux de commerce au sein du Conseil national des tribunaux de commerce où m’avait nommé le Ministre MERCIER et maintenu Mme TAUBIRA. Nos avis sur la loi MACRON ont permis de constater que la règlementation de l’élection des juges consulaires reste toujours problématique.

L’élection c’est le cas aussi des conseillers des Prud’hommes chargés de régler les conflits entre les salariés et les patrons.

- La nomination sur concours : l’élection des juges professionnels apparaît en France pour la première fois dans la Constitution Monarchique de 1791 mais rapidement, avec Napoléon 1er, on est revenu à des juges professionnels nommés sur concours ou sur titre. Il y a en démocratie, en effet, deux sortes de légitimité, la légitimité politique qui résulte de l’élection et la légitimité tenant à la compétence.

En mai 1994, lors de notre réception de membres du CSM qu’il présidait, François MITTERAND, doutant de notre légitimité de juge, paraissait penser que la nôtre serait plus grande si nous étions élus. Je ne savais pas en ces temps qu’il était gravement malade mais je lui demandai alors s’il aimerait être soigné par un médecin élu. Son long silence m’a persuadé qu’il avait bien compris que la compétence et la dignité (les vertus et les talents) sont aussi sources de légitimité.

Il existe aussi une possibilité d’accès latéral à la magistrature sur dossier par une commission dite d’avancement et de classement. J’en ai été membre à deux reprises, comme élu des juges et comme élu des premiers présidents. Recrutés sur leurs titres et leur passé professionnel réussi, je puis témoigner de la qualité de ces juges intégrés qui représentent presque le quart des magistrats.

 

La formation des juges professionnels

C’est l’École nationale de la magistrature de Bordeaux (ENM) qui assure la formation initiale des juges professionnels. Elle assure également leur formation continue obligatoire tout au long de la carrière des juges ainsi que la formation des juges intégrés et des juges consulaires élus.

Une école leader dans la formation judiciaire internationale : l’exemple le plus frappant a été celui de l’aide apportée par le CSM et l’ENM à l’Afrique du Sud, au lendemain de l’apartheid.

 

L’indépendance des juges

Toutes les démocraties comme le souhaitait LOCKE estiment nécessaire l’indépendance des juges.

En France, l’article 64 de la Constitution de 1958 stipule que le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire et qu’il est assisté par le Conseil supérieur de la magistrature – CSM –.

En 1993, grâce à la cohabitation, M. BALLADUR étant Premier ministre et contre l’avis de François MITTERRAND, le ministre de la Justice, Pierre MÉHAIGNERIE, a pu réunir le Congrès et obtenir une réforme correspondante aux normes de l’ONU et du Conseil de l’Europe, à savoir un CSM composé de 4 membres nommés par le Président de la République, ceux du Sénat et de l’Assemblée nationale, un élu du Conseil d’État et de 6 membres élus par les magistrats.

J’ai appartenu à ce CSM comme élu de 1994 à 1998 et présidé la formation du siège pendant un an au côté de Jacques CHIRAC qui a dû se soumettre à nos avis malgré son opposition, notamment pour la nomination du premier président de la cour d’appel de Paris.

 

Finalement, on constate que loin d’aller vers plus de séparation de pouvoirs et donc de démocratie, nos institutions au contraire reculent et qu’à l’inverse de nombreux pays démocratiques l‘indépendance de la justice n’est pas totalement acquise en France en ce début du XXIe siècle. 

Heureusement, le minimum, c’est à dire l’indépendance des juges du siège reste assurée dès lors que :

- la Constitution prévoit leur inamovibilité ce qui veut dire qu’ils ne peuvent avoir de mutation, même en avancement, que de leur propre accord (sauf condamnation disciplinaire) ;

- qu’ils sont totalement libres dans leurs jugements et soumis à aucune hiérarchie pour juger et n’ont que deux obligations : le devoir de réserve et la loyauté.

 

La carrière des juges

Les juges professionnels sont hiérarchisés en trois grades :

- second grade (juges),

- premier grade (vice-président et président de petit TGI, conseiller à la cour d’appel),

- et hors hiérarchie (président de TGI, président de chambre de cour d’appel, premier président de cour d’appel, conseiller à la cour de cassation, premier président de la cour de cassation).

L’avancement se fait à la fois à l’ancienneté et au mérite au vu des rapports d’activité du magistrat et de l’évaluation des premiers présidents faits tous les deux ans.

C’est la commission d’avancement (composée de magistrats élus et de membres de la Chancellerie) qui inscrit le magistrat sur un tableau qui lui donne vocation à l’avancement sur les postes qu’il demande et c’est le CSM qui les propose. J’en profite pour parler de leur rémunération par l’État qui va de 2600 € pour un débutant à 9000 € pour les plus hauts magistrats.

 

La responsabilité des juges

C’est un point de controverse qui est en permanence d’actualité et dont l’affaire d'Outreau a été l’épisode culminant. Un éditorialiste du Figaro Magazine concluait récemment que « le problème est moins l’indépendance des juges que leur impunité » .

Je voudrais vous démontrer qu’il s’agit soit d’ignorance s’il est de bonne foi, soit de parti pris mais que c’est en tout cas de la pure désinformation de ses lecteurs (dont je suis) car bien au contraire la responsabilité de la magistrature est certainement l’une des plus encadrées.

 

III - QUI SONT NOS JUGES ?

Sur l’origine sociologique des magistrats, il convient de remarquer que 20 à 30 % de ceux passés par l’ENM étaient des boursiers de l’enseignement supérieur.

Sur la place des femmes dans la magistrature,  le CSM a indiqué dans son rapport 2013 qu’au premier janvier 2013,  les femmes représentaient 60,5 % des effectifs (5088 sur 8407) et que dans la promotion 2012, 80,66 % des auditeurs étaient des auditrices.

Quant aux chefs de juridiction ce sont généralement des hommes : 78 % des premiers présidents, 77 % des présidents hors hiérarchie et  74 % des présidents du premier grade.

 

On entend souvent dire que la grande majorité des magistrats serait de gauche. En effet une presse, reliée par des politiques, évoque régulièrement le Syndicat de la Magistrature, premier syndicat historique de magistrats dont le « mur des cons » surmédiatisé a pu donner du corps une image dégradée.

Mais le syndicat majoritaire, L’Union Syndicale des Magistrats, est un syndicat qualifié de modéré par les médias. Il s’interdit dans ses statuts toute délibération de nature politique et toute inféodation à une centrale syndicale. Il a obtenu aux dernières élections 70 % des voix. Il justifie par ailleurs de plus de 2000 adhérents soit presque le quart de la magistrature.

Ceux qui ont eu la curiosité de lire mon CV savent que j’ai été un des dirigeants de ce syndicat entre 1990 et 1994. Chargé du statut,  j’ai eu la joie de travailler à la réforme du CSM de 1993 et d’obtenir avec mes collègues des résultats importants auprès de MM. BALLADUR et MÉHAIGNERIE : élections des magistrats, magistrats majoritaires dans ses formations de travail et parité du CSM siège lorsqu’il est présidé par le Président de la République et le ministre de la Justice.

Je puis témoigner de la diversité d’opinion des membres de l’USM mais surtout de leur indéfectible accord sur l’indispensable neutralité objective qui s’impose au juge comme le respect des lois définitivement votées et des traités internationaux ratifiés.

 

IV - FONCTIONNEMENT DES JURIDICTIONS

Il y a dans les juridictions, tribunaux de grande instance, cour d’appel, outre les chefs de juridiction, président des TGI et premier président des cours d’appel, des juges spécialisés et des juges non spécialisés.

Les juges spécialisés : juge d’instruction, juge de l’application des peines, juge des enfants, juge d’instance, président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel sont nommés dans ces fonctions spécialisées par un décret du Président de la République sur avis conforme du CSM et ce, pour une durée maximum de 10 ans.

Ils sont affectés à titre principal à ces fonctions mais peuvent participer aux autres activités de la juridiction.

 

V - LE RÔLE DE LA JUSTICE DÉMOCRATIQUE DANS LA VIE PUBLIQUE

Nous allons voir dans une revue quasi exhaustive des droits et libertés publiques (la liberté, l’égalité, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, le droit à la sûreté, le droit de la propriété, le droit de résistance à l’oppression), le rôle essentiel  de la justice, pour laquelle rien de ce qui est humain n’est étranger, le juge étant à la fois celui qui est chargé de les faire respecter et en même temps de sanctionner ceux qui ne les respectent pas.

Il convient d’ajouter ici que le juge français est aussi un juge européen et doit respecter les traités, lesquels sont constitutionnellement au-dessus des lois.

 

VI - LES PRINCIPES QUI GUIDENT LES JUGES DANS L'APPLICATION DU DROIT

L’impartialité, la publicité des débats (sauf prononcé du huis clos, toute audience de jugement est publique et toute personne a droit d’y assister. Si les portes sont fermées c’est un cas d’annulation de la procédure), le principe de la contradiction (les juges entendent les parties tour à tour à commencer par le demandeur ; chacun a le droit de s’exprimer librement. En matière pénale le mis en cause a la parole le dernier). La collégialité (les juges souhaitent décider collégialement afin, d’une part, d’être protégés des attaques personnelles par le secret des délibérés et, d’autre part, d’être mieux éclairés par un débat), la motivation des décisions, le droit de faire appel, le droit à un recours contre une loi anticonstitutionnelle, les recours européens (toute partie à la possibilité de saisir le Cour de Justice de la Communauté Européenne au Luxembourg ou la Cour de Justice des Droits de l’Homme à Strasbourg lorsqu’elle a épuisé les recours devant les juridictions françaises et estime que l’ultime décision qui la frappe n’est pas conforme aux principes du droit européen ou des traités).

 

VII - LES MOYENS DE LA JUSTICE

Je ne voudrais pas terminer cet exposé déjà trop dense et trop long sans parler des moyens de la justice. Le ministre lui-même soutient qu’ils ne sont pas à la hauteur de notre pays et de la mission essentielle que joue la justice dans une société.

Qu’il me soit permis de vous donner seulement quelques chiffres tirés du rapport impartial de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CAPEJ) : il y a en France 2 fois moins de juges, 4 fois moins de procureurs et 2 fois moins de greffiers que la moyenne européenne.

Quant au budget, en 2013 les français ne dépensent chacun que 61 €, soit un plein de voiture pour leur justice.

 

CONCLUSIONS

Finalement, pour apprécier le rôle essentiel du juge dans la société que ces chiffres démontrent sans contestation, je voudrais vous citer le discours du député, malheureusement oublié, Jean-Guillaume THOURET, ouvrant la séance du 24 mars 1790 de la Constituante portant sur la discussion de la nouvelle organisation du pouvoir judiciaire en France : cet avocat, élu à l’Assemblée nationale constituante (la Constituante) en a été à trois reprises, entre 1789 et 1791, le président. Il fut célèbre pour avoir proposé la division de la France en départements, rapporté la réforme judiciaire et surtout fait jurer aux députés qu’ils ne se représenteraient pas aux élections législatives à venir, estimant que la politique ne devait pas être un métier mais un service.

Tenant parole, il a fini sa vie comme président élu de la section de cassation du tribunal de cassation avant d’être guillotiné comme Girondin en 1793.

Voici les premiers mots du discours de Jean-Guillaume THOURET ouvrant le débat sur la réforme judiciaire de 1791 : « Le pouvoir judiciaire est celui des pouvoirs publics dont l’exercice habituel aura le plus d’influence sur le bonheur des particuliers, sur le progrès de l’esprit public, sur le maintien de l’ordre politique et sur la stabilité de la Constitution ».

 

Vous comprendrez dès lors que  Guy CANIVET, ancien premier président de la cour de cassation et actuel membre du Conseil constitutionnel, ait pu écrire que les juges qui ont certainement, avec les médecins en charge de notre vie, le pouvoir le plus grand sur leurs concitoyens puisqu’ils sont les seuls compétents pour décider individuellement de leur liberté, de leur honneur ou de leur fortune, « ne peuvent rendre la justice que les mains tremblantes ». Ce fut pendant plus de 40 ans mon cas.

 

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Des applaudissements nourris ont accompagné ces mots de conclusion.

Un des auditeurs a posé la question relative au dernier rebondissement de l’affaire Vincent Lambert. Alain MOMBEL rappelle les derniers épisodes :

- Le 31 janvier 2019, le TA confirme l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de monsieur Lambert, jugement confirmé par le Conseil d’État le 24 avril.

- Le 30 avril, la CEDH (Cour européenne des droits de l’Homme) rejette la requête des parents de Vincent.

- Le 3 mai, le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU (CDPH) invite la France à veiller à ce que Vincent Lambert soit alimenté et hydraté.

- Le 20 mai, la cour d’appel de Paris demande la reprise des soins.

La France est tenue de respecter les textes qu’elle a ratifiés au plan international.

Alain MOMBEL, tout en reconnaissant le bienfondé des décisions, a regretté le comportement outrancier des avocats scandant "on a gagné…" devant les caméras.

 

Le conférencier, très entouré, a pu continuer à répondre aux nombreuses questions pendant le pot post-conférence.